mardi 7 novembre 2023

Les entretiens du blog Manioc n°4 : Brésil(s) et Brésiliens de Guyane, un entretien avec Rosuel Lima-Pereira

 

Le sébastianisme comme fondement de l'identité brésilienne

 

Entretien du blog Manioc : Rosuel Lima-Pereira, vous êtes maître de conférences en civilisation brésilienne à l’Université de Guyane, pouvez-vous nous présenter vos champs de recherche et votre laboratoire de rattachement ?

Je suis enseignant-chercheur depuis septembre 2015. Auparavant, pendant une dizaine d’années j’ai occupé le poste de lecteur de langue portugaise, d’ATER, de professeur contractuel à l’université Paul Valéry-Montpellier 3, Bordeaux-Montaigne et à l’ancienne UAG. J’ai débuté mes recherches autour des questions liées aux croyances populaires qui serviront de support à ce que nous appelons aujourd’hui, le patriotisme, l’identité nationale. J’ai élargi ensuite mes recherches en prenant en compte le messianisme judéo-chrétien, le cycle arthurien, le millénarisme ainsi que le rôle des ordres religieux catholiques dans la divulgation d’un rôle providentiel de la monarchie portugaise au cours de la colonisation du Brésil. Enfin, mon doctorat porte sur la personne du roi portugais, Dom Sébastien d’Avis, disparu à l’âge de 24 ans, sans avoir laissé d’héritier direct. L’histoire de ce roi, se confond avec son homonyme, Saint Sébastien, légionnaire, martyr, converti à la fois chrétienne au IVe siècle. La disparition de ce roi, dont le corps ne fut jamais retrouvé, donne naissance à la légende du retour du roi Caché, tel le roi Arthur disparu sous les brumes d’Avalon ou l’imam Caché, d’après la croyance des musulmans chiites. La croyance au retour de ce roi, se trouve encore dans la région amazonienne. Dom Sébastien est désormais le roi Enchanté, présent dans le panthéon des dieux afro-brésiliens et son retour sera marqué par la Paix, la Prospérité et l’accomplissement d’avènement du Quint-empire. Mes recherches portent sur les représentations, l’imaginaire, les croyances, le messianisme portugais et brésilien, le millénarisme. Actuellement, je suis rattaché à l'Équipe d’accueil, EA 7485, Migrations, interculturalité et éducation en Amazonie, MINEA.

 

 

 

"J’ai débuté mes recherches autour des questions liées aux croyances populaires qui serviront de support à ce que nous appelons aujourd’hui, le patriotisme, l’identité nationale."

 

 

 

EBM : En quoi le sébastianisme a-t-il été constitutif de l’identité brésilienne ?

Le sentiment sébastianiste apparaît lors de la disparition du roi portugais, Dom Sébastien, à la bataille des Trois rois, en août 1578. Sans héritier direct, le trône portugais revient au règne d’Espagne, d’après une close du mariage entre le prince héritier Jean-Manuel et l’infante Jeanne d’Espagne. L’union des Deux couronnes ou l’union Ibérique (1580-1640), dure soixante-ans. Le corps du roi n’ayant jamais été retrouvé, une attente messianique naît avec des traits patriotiques. Ce sentiment appelé sébastianisme s’étend dans l’empire portugais et trouve un écho positif en Amérique portugaise où il se développe autour de la résistance contre l’occupation espagnole. Pour les Portugais, les Découvertes sont un signe que la Providence avait choisi le Portugal pour conduire l’expansion du christianisme avant la Parousie et le Jugement dernier. Les ordres religieux, spécialement les Jésuites en la personne du Père Antonio Vieira (1608-1697), sont les grands défenseurs de l’idée d’un nouveau monde qui sera gouverné par le pasteur de l’humanité, le Pape, et l’empereur du monde, le roi du Portugal. De fait, la découverte du Brésil et la conversion des Gentils, sont considérées comme un signe que les temps sont accomplis. 

Le sébastianisme devient un mythe et devient un élément constitutif de la fondation de la nation brésilienne, car il est élaboré selon un concept théologico-politique. Ceci détermine à la fois l’image que le Brésilien a de son pays et sa relation avec l’histoire et la politique. Le principe juridico-théocratique défini par le christianisme établit que celui qui gouverne le fait selon « l’accord et la grâce de Dieu ». Au Brésil, le pouvoir est légitimé à travers des campagnes nationalistes, des expressions laïcisées d’un Brésil paradisiaque. Pour les dirigeants du pays, cela assure l’image d’une communauté unie, pacifique, tournée vers un avenir choisi par Dieu. Pour les dominés, le sébastianisme agit par des chemins prophético-millénaristes ambigus. Le premier effet est de voir le dirigeant comme le sauveur de la patrie ; le deuxième effet est la vision sacrée/démoniaque de la politique d’une bataille finale, cosmique entre le Bien et le Mal, la Lumière et les Ténèbres. 

Par conséquent, le mythe sébastianiste produit des contradictions, dans le premier cas, le Brésil est un paradis terrestre, dans le second cas, le pays prophétique est plongé dans l’injustice, la violence, à la recherche d’un avenir, engagé dans une bataille finale dans laquelle le Christ sera le vainqueur. 

 


 

 

"Le sébastianisme devient un mythe et devient un élément constitutif de la fondation de la nation brésilienne, car il est élaboré selon un concept théologico-politique."

 

 

 

 

 

 

EBM : Le syncrétisme religieux brésilien est-il aujourd’hui mis à mal par l’enracinement du protestantisme évangélique nord-américain ?

La dernière constitution du Brésil de 1988 met un terme aux persécutions officielles des cultes religieux afro-brésiliens. Cette période voit la recrudescence des nouvelles églises qui profitent de la crise économique pour prêcher et promettre un eldorado. Ces mouvements chrétiens véhiculent des nouveaux préjugés envers les croyances afro-brésiliennes en les qualifiant de « macumbas », c’est-à-dire, des magies noires fondées sur la pratique du mal et l’invocation des esprits arriérés. Pour les églises évangélistes et pentecôtistes, les pratiques afro-brésiliennes étendent la présence du diable dans le monde. Pour combattre cette présence maléfique, elles vont utiliser le réseau de télécommunications dans le but de mener une « guerre sainte » contre les adeptes des croyances animistes et panthéistes. Les pasteurs, hommes et femmes, de ces nouvelles églises se prêtent devant la télévision à des cérémonies d’exorcisme et d’exhortation aux apostats des croyances afro-brésiliennes. 

Les méthodes de ces mouvements chrétiens d’origine nord-américaine sont redoutables, car ils ont de grands moyens financiers et un arsenal de diffusion d’information. Bref, leur prosélytisme a déjà atteint toute la population brésilienne. Le domaine religieux au Brésil est devenu un champ de bataille et les croyances afro-brésiliennes se voient désormais obligées de sortir de leur réserve et de venir en public pour défendre leur intégrité face aux attaques violentes des mouvements évangéliques et pentecôtistes. 

 

  "Pour les églises évangélistes et pentecôtistes, les pratiques afro-brésiliennes étendent la présence du diable dans le monde. Pour combattre cette présence maléfique, elles vont utiliser le réseau de télécommunications dans le but de mener une « guerre sainte » contre les adeptes des croyances animistes et panthéistes."

 


 

 

EBM : A l’occasion des élections présidentielles brésiliennes de 2022, une campagne discrète s’est tenue en Guyane, on a ainsi pu voir ici ou là des citoyens brésiliens arborer sur leur véhicule les couleurs et le slogan du Président-candidat Jair Messias Bolsonaro, mais aucun soutien affiché au candidat Luiz Inacio Lula da Silva. Comment expliquez-vous ce soutien, autrement dit, pouvez-vous nous donner quelques points de repères en matière de sociologie électorale des Brésiliens de Guyane ?

La campagne électorale de 2022 n’était pas une dispute de programme contre programme ou quel projet pour le Brésil pour les prochaines années. Cette campagne était réduite à une bataille d’image entre le Bien et le Mal, entre la Lumière et les Ténèbres. Sur le plan politique, la droite contre la gauche mais une gauche, dite communiste.  On était devant une campagne électorale, une bataille, sans aucun fondement idéologique, où la société brésilienne s’est vue divisée entre ceux qui aiment le Brésil, les patriotes, pour le candidat Jair Bolsonaro ; et ceux qui veulent transformer le Brésil en un nouveau Venezuela ou Cuba, les électeurs de Lula da Silva. Lors des élections de 2018, une première division de la société brésilienne a vu le jour : le sud, le sud-ouest et le centre du pays, plus riche et développé, a voté pour le candidat Jair Bolsonaro ; le nord et le nord-est, région plus pauvre et avec une forte proportion de descendants d’esclaves, ont voté pour le candidat du Parti des travailleurs, Fernando Haddad.

Les Brésiliens de Guyane sont, dans leur majorité, issus du nord et du nord-est du Brésil. Par conséquent, ils devraient, d’un point de vue statistique et sociologique, voter pour un candidat de gauche. Il faut, toutefois, prendre en compte, le facteur religieux comme donnée importante dans le choix d’un candidat. Les Brésiliens expatriés en Guyane sont souvent des chrétiens évangélistes ou pentecôtistes et comme beaucoup de brésiliens, ont vu sur les réseaux sociaux et de communications le lobby évangéliste appuyer le candidat Jair Bolsonaro. Ce dernier est un chrétien, un conservateur de droite qui a vu (2018) et verra (campagne de 2022), son discours relayé par les pasteurs évangéliques au Brésil et bien au-delà. 

 

EBM : Que vous inspire cette photographie extraite du livre Au Brésil. États de Goyaz et de Matto Grosso de Paul Walle, publié en 1912 ?

 


Cette photo, me semble-t-il, met en contraste le Brésil du début du XXe siècle. D’un côté, l’urbanisme, la modernité, représentée par une maison et un chemin de fer ; de l’autre côté, des Amérindiens semi-nus, considérés comme des « mineurs protégés, dépourvus de droits civiques ». Sur la photo, on peut aussi observer un indien habillé qui peut indiquer qu’il s’agit d’un indien désormais christianisé et citoyen. L’indien habillé se trouve au milieu de ses confrères. Sur ce type de photo, souvent, l’on retrouve un homme blanc ou un missionnaire, représentant l’État ou l’Église, c’est-à-dire, un monde ordonné, civilisé, christianisé.

 

Propos recueillis par CB

  

Pour aller plus loin :

Rosuel Lima-Pereira. Centralité et éléments périphériques de la représentation sociale des croyances en Amazonie. Letras Escreve, 2019, 9 (2), pp.97-104 hal-02508797

 

Rosuel Lima-Pereira. Sebastião, o Rei português. Boletim da CMF, 2020, 68, http://www.cmfolclore.ufma.br/wp-content/uploads/2021/11/BOLETIM-68.pdf. hal-03528816

 

Rosuel Lima-Pereira. Le messianisme Tupi-guarani participe-t-il a la mythification du roi Dom Sebastião en Amérique portugaise ?. Le Verger, 2014, Le Verger-bouquet n° V, V. hal-01806620

 

Rosuel Lima-Pereira. Le sébastianisme dans le Brésil contemporain, simulacre d’une réalité métalinguistique. Fascinatia formei. Colectia Aletheia. Alin-Sebastian Tat, Ciprian Valcan (org), n° 31, editura Napoca Star, Timisiora, pp.96-120, 2006 hal-02902408

 

Rosuel Lima-Pereira. Convergência e analogias das "representações" da "imagem" do rei Dom Sebastião de Portugal na Encantaria. Medievalis, 2016 hal-02902414

 

Rosuel Lima-Pereira. A imigração feminina na Guiana francesa (2005-2021) : dados e políticas públicas. CONTATOS FRANCO-BRASILEIROS: RETROSPECTIVAS E PERSPECTIVAS, Pontes Editores, 2022 hal-03838696


Lien vers l'article : http://blog.manioc.org/2023/11/les-entretiens-du-blog-manioc-n4.html