lundi 24 janvier 2022

Les entretiens du blog Manioc : la géologie du plateau des Guyanes par Arnauld Heuret


Arnauld Heuret, géologue et enseignant à l'Université de Guyane, nous invite à découvrir les principales caractéristiques de la géologie du plateau des Guyanes.

 

Les entretiens du blog Manioc : Arnauld Heuret, vous êtes maître de conférences en géologie à l’Université de Guyane, pouvez-vous nous présenter votre champ de recherches ?
 
Arnauld Heuret : La Guyane est riche d’une superbe diversité de roches et d’objets géologiques orignaux. La plupart sont encore largement méconnus. Je suis ainsi impliqué sur des champs très variés des Géosciences, incluant l’histoire géologique des roches très anciennes du socle, la géologie marine, la paléontologie, les géoressources et, plus généralement, la géodiversité guyanaise et les dimensions patrimoniales qui l’accompagnent.

 

 

 

 

 

 "La Guyane est riche d’une superbe diversité de roches et d’objets géologiques orignaux."

 

 


 

 

EBM : Quelles sont les particularités géologiques du plateau des Guyanes ?
 
AH : L’ensemble géologique qui s’étend de l’Est du Vénézuela au Nord-Ouest du Brésil et qui constitue le plateau des Guyanes s’est formé il y a plus de 2 milliards d’années. Les roches qui le composent sont ainsi les roches les plus vieilles de France et témoignent de l’existence d’une chaîne de montagne dite transamazonienne (elle réunissait autrefois le plateau des Guyanes à l’Afrique de l’Ouest), aujourd’hui arasée. La Guyane offre ainsi une fenêtre exceptionnelle pour étudier les processus géologiques à l’œuvre au cours de ces temps anciens. Ces processus sont également à l’origine de la concentration d’un certain nombre de ressources dont l’or, le coltan (minerai de niobium et de tantale), le diamant.

 


 

 

"L’ensemble géologique qui s’étend de l’Est du Vénézuela au Nord-Ouest du Brésil et qui constitue le plateau des Guyanes s’est formé il y a plus de 2 milliards d’années."

 

 

 

 

 

Le climat actuel, chaud et humide, apporte, lui aussi, son lot de spécificités, dont, principalement, une altération extrême des roches. Cette altération conduit à des sols très épais (les latérites) qui se développent le plus souvent sur plusieurs dizaines de mètres de profondeur. Cette réalité a des conséquences.
 
EBM : La géologie de la Guyane présente-t-elle une ou des caractéristiques uniques par rapport aux pays voisins ?
 
AH : Le plateau des Guyanes représente un seul et même ensemble géologique relativement homogène. Les caractéristiques des géologies guyanaise, surinamaise et du Guyana sont ainsi sensiblement les mêmes. Dans le détail, il y a bien sûr des spécificités. Le Suriname et le Guyana, par exemple, présentent ainsi un ensemble sédimentaire littoral récent plus important que celui de la Guyane, où les roches anciennes sont ainsi mieux exposées.
 
EBM : La géologie a-t-elle un rôle à jouer dans l’aménagement du territoire ?
 
AH : Il n’y a pas d’aménagement du territoire sans documentation et connaissance abouties du substratum géologique. La géologie contrôle, bien sûr, la distribution des ressources, mais aussi la nature et la fertilité des sols, paramètres fondamentaux dans des domaines aussi variés que le BTP, l’urbanisme, l’approvisionnement en eau, la prévention des risques naturels, le développement agricole ou minier... et est un ainsi un paramètre fondamental à prendre en compte. La géologie est aussi la clé de lecture première dans la compréhension d’un paysage et de la distribution de la biodiversité.

 


 "Il n’y a pas d’aménagement du territoire sans documentation et connaissance abouties du substratum géologique."

 

 

 

 

En Guyane, elle reste pourtant largement sous-documentée. Il est surprenant de voir la thématique si peu investie en Guyane. Je suis l’unique enseignant-chercheur en Géologie à l’Université de Guyane et il n’y a aucun laboratoire en Géosciences sur place.

EBM : - Que vous évoque cette représentation des monts Tumuc-Humac par Edouard Riou ?

 


  
  "Depuis, les travaux de l’Inventaire   Minier, menés par le BRGM dans les années 1990, ont permis de réactualiser cette carte, mais la Guyane demeure, le territoire français dont la géologie est, largement, la plus sous-documentée."

 

 

 

 

AH : Cette image est tirée des récits des pionniers de l’exploration de l’hinterland guyanais, notamment, Jules Crevaux et Henri Coudreau, dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Ils ont posé la base de la connaissance des confins de la Guyane, à peine en amont des principales grandes découvertes de gisements aurifères en Guyane.

Cette gravure renvoie au chemin parcouru entre temps et à celui qu’il reste à parcourir. Il faudra attendre le début des années 1950 et les travaux de Boris Choubert pour que la première carte géologique de la Guyane voit le jour. Depuis, les travaux de l’Inventaire Minier, menés par le BRGM dans les années 1990, ont permis de réactualiser cette carte, mais la Guyane demeure, le territoire français dont la géologie est, largement, la plus sous-documentée.

 

Propos recueillis par CB

 

Pour aller plus loin :

Arnauld Heuret, Linda Amiri, "Le projet collectif de recherche sur le bagne de Guyane"

http://www.manioc.org/fichiers/V21008 

Hervé Théveniaut, "Histoire et patrimoine géologique de la Guyane : présentation du guide des curiosités géologiques de Guyane"

 http://www.manioc.org/fichiers/V18223

James Guiraud, "Les gisements d'or des Guyanes, des nouvelles perspectives de découverte : conférence"

http://www.manioc.org/fichiers/V16238 

 

Lien vers l'article : http://blog.manioc.org/2022/01/les-entretiens-du-blog-manioc-la.html

mercredi 19 janvier 2022

Diversité et métissage dans "La vie Bidim d’Ambrosia Nelson" de Marie-George Thébia

 Le blog Manioc vous invite à découvrir l’œuvre romanesque de Marie-George Thébia intitulée La vie Bidim d’Ambrosia Nelson


    Il est des livres qui savent vous tenir en haleine, jusqu’à vous couper le souffle. Il en est d’autres, qui sont capables avec moins de violence, de vous briser en mille morceaux épars. La vie Bidim d’Ambrosia Nelson, publié chez l’Harmattan, par l’historienne guyanaise Marie George Thébia, est de ces livres qui renvoient à ce que l’on peut considérer comme une littérature du métissage et de la diversité. Il a été traité dans ce roman, les thématiques qui renvoient à une dynamique de multiculturalité. Il est aussi question de rencontre, d’amour, de voyage, de viol et toutes les vicissitudes de la condition humaine.

Rencontres, voyages et personnages

    Il est évident que la notion de rencontre et de voyage, sont des thématiques récurrentes de la littérature, de surcroît caribéenne. Cette littérature vouée à la poétique de la relation (Glissant). D’où la nécessité de porter un regard sur l’importance de ces deux notions dans ce livre de Marie George THEBIA. Les personnages dans cette œuvre, sont nomades. Il est tantôt question de l’Antillais, métisse ou nègre (Maurice, Jacques) et tantôt des Arabes (Zorah et ses amis.es). Le personnage central lui-même, Ambrosia Nelson, est le fruit d’un amour métissé. D’une mère guyanaise (Philomène) et d’un père d’origine sainte-lucienne (Erasme), Ambrosia est née chabine. 

 

Une chabine à la peau mate de la Guyane. Au cours du récit, elle dut prendre un bateau pour se rendre en France, pour un avenir meilleur.  En plein voyage, elle fait la rencontre de différents personnages, qui vont suivre le cours de l’histoire. Surtout, Annie jeune négresse obsédée d’hommes blancs et mulâtres, qui se prenait pour Joséphine Baker et Jacques le mulâtre antillais, le premier qui a fait battre son cœur. C’est un roman plein de passions et de rencontres.  Il y a aussi, beaucoup de mouvements et de déplacements à l’intérieur même de la France. Les personnages n’habitent pas un espace figé, ils bougent (Paris, la campagne, le sud de la France). Zorah s’est même rendue en Algérie, pour participer à la guerre de l’indépendance.


 

 

 

Arrivée à Paris, Ambrosia rencontre des Français, des Antillais et surtout des Arabes.  C’était devenu un vrai cocktail de plusieurs cultures, qui renvoie à cette notion chère au penseur martiniquais Edouard Glissant, le concept du "tout monde’’.  Au cours de ces différentes rencontres, une multitude de langues sont parlées : des phrases en anglais tirées de chansons de certains artistes des Etats-Unis cités dans le récit, le créole guyanais d’Annie et du personnage principal Ambrosia, qui ne cesse de citer ce précepte « Fanm Regina ka fann tchou lavi » qui est devenu le leitmotiv de toute vie Bidim. 

 


 

Il y a aussi de l’autre côté, le créole antillais. Celui de Maurice et de ses amis.  "Ay fout i bel chabine an m !". À côté du français, la langue de la narration, il y a aussi des expressions arabes ("Inchallah") utilisées par Zorah et d’autres ouvriers Arabes qu’Ambrosia a rencontrés au cours de son passage à l’usine. Sans oublier Madame de Laguery, bourgeoise et patronne de maison, qui voyage beaucoup. Des voyages réels et imaginaires en vue d’étreindre le monde. Ce texte renvoie à une panoplie d’autres textes, dans sa démarche esthétique, ses citations (de l’œuvre d’Alexandre Dumas au film de Jean-Luc Godart « A bout de souffle ») et le titre même du livre La vie Bidim d'Ambosia Nelson peut nous renvoyer à ce concept global de transtexualité chez Gérard Genette. 

 

De la nostalgie et de l’improbable retour au pays natal

    De Césaire (Cahier d’un retour au pays natal), jusqu’à Dany Laferrière (L’énigme du retour), il est toujours difficile de retourner chez soi. Ces écrivains (René Depestre, Maryse Condé, Jean-Marie Le Clézio, Dany Laferrière, Émile Olivier) ou les personnages de leurs livres sont perpétuellement confrontés à cette problématique du voyage et du retour. Bien qu’ils se disent contents ou citoyens de tous les pays du monde, il y a toujours cette nostalgie d’un chez soi. Le personnage Ambrosia, adore participer à des activités où résonnent la danse et les cultures créoles. 

 


 

Elle garde toujours l’éventail (walwari) qui lui a été offert par son père. Cependant, Ambrosia est dans l’impossible retour dans sa terre natale. Chose qu’elle a faite à la fin de l’histoire, encouragée par Mathieu, son dernier mari d’origine portugaise. Au fond même de la construction du récit, il y a d’autres histoires enchâssées, telles que celle de Zorah et de sa petite amoureuse Pascale, qui sont parties en Algérie, et qui y sont revenues bredouilles. Pascale a fui ses parents au sud de la France, pour y retourner dans un cercueil.

 

Amour, haine, désillusion : le fameux regard de l’autre

    Dans ce roman de Marie George Thébia, il n’a jamais été question d’ipséité, c’est une histoire de rencontre, de croisement et du regard de l’autre. En matière d’altérité, il est autant présent dans ce livre, la figure de la haine que celle de l’amour. C’est aussi le roman de tous les malheurs. La mort rode partout. Ambrosia a dû subir toute la misère et les vicissitudes de l’humaine condition : la haine, l’humiliation, le viol, l’avortement, la violence physique de Maurice, son bourreau de mari antillais, et la trahison de Jacques. Autant d’adjuvants que d’opposants. Il y a aussi le regard méprisant, de tous ceux et celles qui l’ont prise pour une Arabe. À cause de sa couleur de peau, elle était l’étrangère, l’exotique. Il y a encore dans ce roman, le regard foudroyant sur l’homosexualité. 

Les amours impossibles, une sorte d’insoutenable légèreté. Cependant, de l’autre côté du mur, il y a aussi l’amour. Un amour démesuré, celui de Pierre à l’endroit de sa mère Ambrosia et celui de Ginette, Beaudouin, Marcel, Yvette, Suzon, Zorah, et tout le cercle d’amis qui ont aidé Ambrosia à lutter contre les aléas de la vie. L’auteure de ‘’Mon nom est Copena’’ met en exergue dans ce livre, le regard amer jeté sur l’Arabe qui réclame l’indépendance de l’Algérie. Des personnages comme Pierre, le fils d’Ambrosia, a été sujet de moquerie à son école à cause de ses cheveux en boucles. Pour ce qui est du regard de l’autre, c’est la pierre d’achoppement de toute l’histoire. La peur de côtoyer une femme qui n’est pas de son rang, l’éternelle difficulté de rester paisiblement à sa place dans la société.  Le désir de braver l’interdit, le mari (Rougon Macquet) qui viole ses bonnes, au su et à l’indifférence de sa femme bourgeoise de la bonne société. Au-delà de tous ces regards, les personnages sont en proie à une terrible désillusion. Le fait de se sentir trahis, trompés. Le peuple qui croit au changement, aux nouvelles gouvernances. Zorah qui croyait pouvoir changer le monde et le regard des autres, chassée de son Algérie natale après l’indépendance. Ambrosia qui a la peur d’aimer après avoir été trahie par Maurice et Jacques. Il est question à chaque instant d’amour déçu et d’illusion perdue.

    Au final, la vie Bidim d’Ambrosia Nelson, décrit la réalité même de l’espace multiculturel. L’obligation d’accepter l’autre et de vivre avec, malgré les différences. C’est le roman de l’Antillais, l’Arabe, du Guyanais, du Français et de toutes les cultures qui se brassent.

 

JJJJR

 

Pour accompagner cette découverte, nous vous proposons de visionner les conférences suivantes :

Marie-George Thébia, Carnaval et littérature : une traversée du temps

http://www.manioc.org/fichiers/V14176

Ernest Pépin, La littérature antillo-guyanaise et le défi de l'exotisme

http://www.manioc.org/fichiers/V11087 

Lise Gauvin, De la notion de littérature nationale à celle du Tout-Monde chez Glissant

http://www.manioc.org/fichiers/V19119   


Lien vers l'article : http://blog.manioc.org/2022/01/diversite-et-metissage-dans-la-vie.html