lundi 20 avril 2020

Flibustiers, corsaires, boucaniers, pirates, forbans de la Caraïbe

Histoire et légendes des gens de mer dans les collections de Manioc

S'ils ont sillonné les mers et océans du monde depuis des millénaires, les "gens de mer" ont joué un rôle de premier plan, du XVIe siècle au XIXe siècle dans la Caraïbe. Souvent confondus dans la catégorie de "pirates" qui a inspiré les auteurs de littérature, de films ou encore plus récemment l'univers des jeux vidéos, ils sont flibustiers, corsaires, boucaniers ou forbans... Manioc vous propose quelques éclairages et un parcours dans ses riches collections.

Qui sont-ils.elles ? 

Marie Read
Source : Les frères de La Coste, Flibustiers et Corsaires (p. 41)
Parmi les "gens de mer" qui embarquèrent depuis les ports français (Dieppe, Saint-Malo, La Rochelle...) et européens vers les Antilles à partir de la fin du XVIe siècle, mais surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles, certains fuient les persécutions religieuses (protestants, juifs), d'autres (criminels, vagabonds, orphelins) sont initialement "engagés" dans des conditions proches de l'esclavage, ou sont "expédiés" par les métropoles. Enfin, d'autres encore, d'origine souvent modeste, partent en quête d'aventure, de fortune ou pour le moins sont guidés par l'espoir d'un destin meilleur. Certains, embarqués volontairement ou faits prisonniers pour leurs compétences (médicales par exemple) ou leurs activités religieuses partagent la vie à bord. 
Dès après les débuts de la traite transatlantique, on retrouvera également sur les équipages des "Marrons", Africains déportés en esclavage dans la Caraïbe qui ont fui les plantations ou ont pu survivre à des naufrages près des côtes. La présence sporadique d'Amérindiens apparaît dans les documents historiques. 
Quelques très rares femmes marquent l'histoire de la piraterie dans la Caraïbe telles que Marie Read, Anne Bonnie ou encore Anne Dieu-le-veut et Jacquotte Delahaye dont les étonnants destins mériteraient d'être explorés... Certaines se sont fait passer pour des hommes, d'autres ont pu être admises sans travestissement.

Flibustiers, corsaire, boucaniers, forbans, pirates, quelles différences ?

Ces termes reflètent des distinctions importantes, mais des réalités qui rendent les frontières poreuses dans la Caraïbe ; d'une part les définitions et usages ont pu changer au cours du temps, d'autre part nombreux sont les gens de mer qui ont pratiqué plusieurs activités ou changé de statut au cours de leur vie.
La vie des corsaires. - La prise d'un cutter
Source : Les frères de La Coste, Flibustiers et Corsaires (p. 310)
Le terme "Flibustiers", spécifique à la Caraïbe, est longtemps employé de façon large pour désigner tous les gens de mer jusqu'à la fin du XVIIe siècle. L'activité maritime se déploie dans les premiers temps autour de l'activité commerciale sur laquelle l'Etat s'appuie. La marine royale ne commence à structurer sa propre flotte qu'au XVIIe siècle et cette dernière ne suffit généralement pas à former des convois dans le contexte des affrontements européens qui se livrent dans la Caraïbe. 
Ceux qui disposent d'une lettre de marque et sont autorisés à attaquer en temps de guerre sont appelés "Corsaire". L'activité est réglementée, tant pour ce qui concerne le déroulement des combats que le statut des prisonniers, jusqu'au partage des prises dont une part est réservée au roi. Flibustier est parfois employé comme synonyme de corsaire probablement du fait des activités au statut multiple de certains marins. Les flibustiers français s'attaquaient généralement aux bateaux qui n'étaient pas de leur nation, particulièrement les Espagnols. Ils agissaient parfois pour leur compte, parfois comme corsaires. Qu'ils soient alors mandatés ou non, leurs attaques ont longtemps servi les intérêts de l'Etat affaiblissant les flottes ennemies. 
Portrait de François l'Olonnais
Source : Les aventuriers et les boucaniers d'Amérique
Selon Caroline Laurent [1] : "Les flibustiers se métamorphosent ainsi en véritables bras armés des puissances européennes (particulièrement britannique, espagnole et française) dans cette zone caribéenne qui est considérée comme terra nullius, “territoire sans maître”, jusqu’au XVIIIe siècle, temps de la mainmise effective des empires sur le bassin caribéen."
Parmi les flibustiers, certains abandonnèrent la mer définitivement -rapidement ou après une longue carrière- pour exploiter la terre "les habitants" (d'où provient le terme "habitation"). On nomma "Boucaniers" ceux qui profitant du fait que les Espagnols avaient fait venir du gibier sur ces terres, vivaient ensemble de la chasse et de la fabrication de produits à partir du cuir. Boucaniers viendrait du terme amérindien "boucan" qui désignerait une technique de cuisson fumée*. Certains furent tour à tour au grès de leurs destins, flibustiers et boucaniers avant de s'installer comme habitants. Ces trois catégories se côtoyaient et se retrouvaient dans des lieux considérés comme bases de la flibuste, à l'instar de l'île de la tortue à Saint Domingue, (aujourd'hui Haïti), repère devenu légendaire.
Ce n'est qu'à la fin du XVIIe siècle que poindront les premières politiques pour faire cesser les activités non réglementées dont les acteurs seront perçus comme hors-la-loi, "forbans", "pirates". Le commerce des esclaves devient également bien plus rentable que les autres opérations jusqu'alors menées par les flibustiers. 
« Au XVIIIe l’Amirauté royale cherche à faire disparaître la flibuste. Le ministre de la Marine fit publier une ordonnance royale, datée du 5 septembre 1718, accordant amnistie pleine et entière aux « forbans » qui se rendraient en France pour vivre en honnêtes bourgeois. » (Besson, p. 28) [2]
D'autres initiatives furent prises pour les inciter à s'installer sur les terres des colonies de la Caraïbe tels que les envois massifs de femmes :
« Au fur et à mesure que les Antilles se peuplèrent d'habitants, les boucaniers et les flibustiers disparurent ; certains de leurs capitaines se firent ermites, abandonnant la Coutume de la Côte pour se faire chefs des différents quartiers de Saint-Domingue ; ce fut l’art du gouverneur Jean Baptiste Ducasse d’opérer ces transformations »  (Besson, p. 22) [3]
« Pour transformer les intrépides conquérants de Saint-Domingue, narre M. de La Vaissière dans son ouvrage sur cette colonie perdue, le gouverneur Ogeron invoqua le secours d’un sexe puissant qui sait pourtant calmer l’humeur et augmenter le penchant pour la sociabilité. Ogeron et Ducasse firent, en effet, venir de France, d’humbles orphelines pour soumettre ces êtres orgueilleux accoutumés à la révolte et pour les changer en époux sensibles, en pères de famille vertueux. » (Besson, p.22-23 ) [3]

Sélection de documents historiques sur l'histoire des flibustiers

Drapeau à tête de mort, surnoms de capitaines comme "Monbars l'exterminateur" et noms de bateaux tels le "Sans Pitié" ou le "Sans quartier" destinés à effrayer l'adversaire, organisation et règles spécifiques de type confrérie à l'instar des "Frères de la côte"... ; tout ceci n'est pas sorti de l'imaginaire des écrivain.es, auteur.es de BD, réalisateur.trices mais bel et bien des sources qui les ont inspirées. 
Pavillons et flame du navire forban nommé le Sanpitié
Source : Les frères de La Coste, Flibustiers et Corsaires (p. 236)
Il existe peu de récits écrits par des témoins directs de la vie à bord. S'ils doivent être complétés par d'autres sources, ils n'en restent pas moins précieux et bien souvent passionnants. Le plus connu est sans conteste celui d'Alexandre-Olivier Exquemelin, parfois orthographié "Exquemeling", "Oexmelin" ou "Exmelin". Son premier texte,  Histoire d'avanturiers qui se sont signalez dans les Indes, publié pour la première fois en 1678 dans sa version néerlandaise, connaîtra un grand succès dès sa publication : traductions, multiples éditions et réédition (quelques éditions sont disponibles sur Manioc [4], [5]). Ce succès traversera les siècles ; l'ouvrage reste encore de nos jours fréquemment réédité. L'un des plus anciens récits (1620) racontant notamment la vie à bord puis à terre aux côté des Amérindiens en Martinique est le manuscrit connu sous le nom "L'anonyme de Carpentras" [6]. Le journal du flibustier Raveneau de Lussan, probablement rédigé à la fin du XVIIe siècle est également un témoignage précieux [7]. Il raconte en plus de 450 pages, sa jeunesse, son embarquement puis les pérégrinations de la vie des flibustiers dans la Caraïbe et l'Amérique, évoquant capitaines et autres personnages clés, narrant la vie en mer et à terre, avec notamment de nombreux passages sur les Amérindiens. Parmi les ouvrages anciens, Manioc dispose dans ses collections du témoignage du jésuite Jean-Baptiste Le Pers (vers 1715), qui résida à l'île de la Tortue, repaire de la flibuste [8].
SI vous souhaitez en connaître davantage sur les flibustiers et autres gens de mer célèbres, sur leurs pratiques, codes et règles, Manioc vous propose de lire l'ouvrage de Maurice Besson sur les frères de la côte [3]. C'est un ouvrage facile d'accès, qui se lit comme un roman tout en s'appuyant sur une documentation fournie. L'auteur y narre les coutumes de la flibuste et dresse la biographie des plus célèbres de ces hommes et femmes qui ont sillonné la Caraïbe pendant plusieurs siècles.

*Manioc enquêtera prochainement sur l'origine du terme "Boucan" car il semblerait que l'origine amérindienne du terme soit une erreur largement véhiculée, à suivre...

Documents cités



Plusieurs centaines d'ouvrages anciens dans Manioc traitent de la flibuste, rendez-vous sur http://manioc.org pour poursuivre vos recherches !

AP






Lien vers l'article : http://blog.manioc.org/2020/04/flibustiers-corsaires-boucaniers.html

jeudi 2 avril 2020

Enquête sur l'origine du mot "Balaou" et ses emplois

Balaou : un poisson, un navire...


Balaou
Bernard Bourlès - Ichtyotaxidermie (poissons.net)*
Cette semaine, le blog Manioc accueille la contribution de Jean Henrio.  Né en 1942, à Port-Louis, près de Lorient dans le Morbihan, Jean Henrio écrit, sous le nom de plume de Jeff Falmor, des ouvrages sur la mer qui le conduisent à se documenter sur l'origine et l'emploi de certains termes. Son dernier ouvrage Au temps héroïque de la marine à voile (édition Locus Solus, 2019) livre par exemple le fruit de ses recherches sur les termes "boucan" et "tafia". Il partage aujourd'hui avec les lecteurs de Manioc, son enquête sur le "balaou". 

Balaau, balaou : le poisson


Balaau : mot du langage des Caraïbes, c’est-à-dire des aborigènes vivant aux Antilles avant la colonisation, désignant un  petit poisson très apprécié, ressemblant quelque peu à l’orphie. Selon le Dictionnaire classique d’histoire naturelle [1], édition de 1822, balaau devait se prononcer balao et non balaou. Mais l’usage confirmera néanmoins la prononciation balaou, qui s’est également imposée très tôt dans l’orthographe usuelle : 
« Il y a… un autre petit poisson, que l’on nomme dans la Martinique balaou, qui est long comme une sardine : il a à la mâchoire inférieure un bec de cartilage assez fort, menu, et pointu comme une aiguille, et long comme le doigt… ». Père Dutertre, Histoire générale des Antilles [2], 1667.
« J’ai parlé du balaou sans le faire connaître… Ce poisson ressemble assez à la sardine, excepté qu’il a le dos plus carré. Sa tête est comme celle de l’orphie, c’est-à-dire qu’il a un avant-bec de deux à trois pouces de long ». Père Labat, Nouveau voyage aux isles de l’Amérique [3], 1724.

Certains auteurs ont écrit balahou, avec un « h » : 
« … balahou… espèce de hareng dont la tête se termine par un bec long et mince, semblable à une aiguille à tricoter… ». J-Baptiste de Chanvalon, Voyage à la Martinique [4], 1763.

Balaou : nom donné par les marins bretons, pêchant le thon blanc dans l’Atlantique, à un genre d’orphie, c’est-à-dire d’« aiguillette », ressemblant quelque peu au véritable balaou, dont la présence, signalée par une agitation d’oiseaux de mer, à la verticale de l’eau, indiquait la présence éventuelle d’un banc de thons en mal de nourriture.
«  Quelque temps après, un matelot se précipite vers l’avant en criant : «  des balaous, des balaous au vent » ! (il s’agit d’un petit poisson (Scomberesox saurus)  qui est une nourriture recherchée par le thon) ; un autre homme crie : «  Thons sous le vent, jouant sur l’eau » ! Le patron observe la mer de ce côté, en effet, on voit de fort remous à la surface de l’eau, par instants aussi plusieurs petits poissons qui sautent en l’air. Evidemment il se passe là une lutte sauvage. Rapidement le patron met le cap sur les remous ». Albert Krebs, Le thon [5], 1936.

Balaeau, Balaou : les navires 


Goélettes balaou au mouillage.
Jean-Jérôme Baugean [8]

Balaeau : nom donné à une pirogue servant à la chasse à la baleine, dont la forme, toute en longueur, rappelait celle du poisson précédemment désigné. 

« La biscayenne de l’Espérance fut perdue. Pour la remplacer, on acheta d’un vaisseau américain un balaeau, espèce d’embarcation légère destinée à la pêche de la baleine ». Jacques-Julien Houtou de La Billardière, Relation du voyage à la recherche de La Pérouse [6],1799.

Balaou : nom donné à la Martinique, une goélette dont la longueur de mâture était impressionnante par rapport à la coque. Et qui, dans sa disproportion apparente, rappelait également le poisson appelé balaau, qui est tout en longueur.
« BALAOU, s. m. Petite goélette en usage en Amérique , commune dans les Antilles. — On donne aussi le nom de balaou à un petit poisson long qui ressemble assez aux aiguillettes. » Jean-Baptiste Philibert  Willaumez, Dictionnaire de Marine, 1820 [7].


Documents cités


*Nous n'avons malheureusement pas trouvé de gravure ancienne du balaou pour illustrer cet article, si vous avez connaissance d'une référence en libre accès, n'hésitez pas à nous la communiquer manioc.org[at]gmail.com

[1] Dictionnaire classique d'histoire naturelle. Tome 2, AS-CAC, par Messieurs Audouin,... Ad. Brongniart... et Bory de saint-Vincent, Paris,  1822-1831, p. 140.
[3] Nouveau voyage aux isles de l’Amérique, par le Père Labat, La Haye, 1924. Tome 1 ; Tome 2. Une édition de 1742 en huit tomes (publiée Chez Guillaume Cavelier père) ainsi qu'une édition  publiée de 1931 en deux tomes (publiée aux éditions Duchartre) sont disponibles sur Manioc.
[5] Le thon (Germon). Sa pêche et son Utilisation sur les côtes françaises de l'Atlantique, par Albert Krebs ; préface d’Auguste DupouySociété et éditions géographiques, maritimes et coloniales, 1936.
[6] Relation du voyage à la recherche de La Pérouse, fait par ordre de l'Assemblée constituante pendant les années 1791, 1792 et pendant la 1re et la 2e année de la République françoise. Tome 1, Tome 2, par Jacques Julien Houtou La Billardière, Paris, G. H. J. Janse, 1799.
[7] Dictionnaire de Marine, par Jean-Baptiste Philibert  Willaumez, Paris, Bachelier, libraire pour la marine, 1820. Manioc, collection Archives départementales de Guadeloupe.
[8] Recueil de petites marines..., par Jean-Jérôme Baugean, Douarnenez, le Chasse-Marée, 1987. Reprod. en fac-sim. de l'éd. de Paris, Ostervald, 1817.


Auteur de l'article : Jean Henrio dit Jeff Falmor

Contribution, publication Manioc : AP


Lien vers l'article : http://blog.manioc.org/2020/04/enquete-sur-lorigine-du-mot-balaou-et.html