jeudi 25 mars 2021

Ottobah Cugoano : figure du mouvement anti-esclavagiste chez les affranchis dans les colonies anglaises


À l’occasion de la Journée internationale de commémoration des victimes de l’esclavage et de la traite transatlantique des esclaves, Manioc souhaite remettre en lumière Ottobah Cugoano, un esclave affranchi ayant milité au XVIII e siècle pour l’abolition de l’esclavage. Dans le cadre d’une politique de collaboration avec Wikipédia, la promotion de Master MEEF Histoire de l’Université de Guyane a en effet travaillé en 2019 sur l’histoire de ce personnage, et a entièrement réécrit et amélioré l’article de l’encyclopédie libre en ligne. Ce billet reprend le fruit de leurs travaux – et peut donc présenter d’importantes similitudes avec l’article initial.


Détail d’une peinture de Richard Cosway
montrant Ottobah Cugoano (1784)

Ottabah Cugoano, plus connu sous le nom de John Stuart, est né dans l’actuel Ghana, en 1757. A l’âge de 13 ans, Il est enlevé puis réduit à l’esclavage. Il travaille 10 mois à la Grenade, puis est transporté dans diverses îles des Caraïbes. Acheté en 1772 par Alexander Campbell qui l’emmène en Angleterre, il est en 1784 employé comme domestique par les artistes Richard Cosway et son épouse Maria Cosway à qui il doit la liberté. 

Trois artisans nègres affranchis faisant la conversation :
 http://www.manioc.org/images/GAD110610011i2

Engagé pour la libération des esclaves noirs, Ottobah Cugoano publie à Londres la première œuvre rédigée par un Noir : « Thoughts and Sentiments on the Evil and Wicked Traffic of the Slavery and Commerce of the Human Species », et devient l’un des porte–parole des esclaves africains. Il écrit alors ces propos révolutionnaires pour l’époque :

« […] Les hommes éclairés et réfléchis doivent savoir que la couleur ne peut être une marque de malédiction originelle et imprimée plus particulièrement sur les Africains que sur aucun autre peuple. Ainsi, il n’y a pas plus de prétextes pour réduire un Nègre à l’esclavage que pour réduire un Blanc. […] Les fauteurs de la servitude disent pour défendre leur cause, que les hommes de tous les temps et tous les lieux ont eu des esclaves. Mais cela ne justifie pas l’esclavage, cela ne prouve pas qu’il est conforme à la vraie nature de la société humaine ».

Devenu chrétien, il rédige des travaux en lien avec la religion. Ses écrits appellent à l’abolition de l’esclavage et à l’émancipation immédiate de tous les esclaves. Il est épaulé dans son combat par ses amis abolitionnistes, comme Olaudah Equiano, l'auteur de la première autobiographie rédigée par un Noir, et forme une société abolitionniste nommée The Sons of Africa dont les membres écrivent régulièrement aux journaux de l’époque. 

Un épisode de la révolte des esclaves haïtiens :
 http://www.manioc.org/images/PAP110770087i1


Puis, il publie, deux ans après ses Réflexions, un long récit bouleversant retraçant sa captivité qui deviendra, précise Elsa Dorlin dans son avant-propos, « l'un des plus importants plaidoyers en faveur de l'abolition de l'esclavage ». Grâce aux Cosway, il attire l'attention des principales personnalités politiques et culturelles britanniques de l'époque, dont le poète William Blake, et le Prince de Galles.

En 1786, il joue un rôle clé dans l'affaire Henry Demane, un homme noir kidnappé qui devait être renvoyé aux Antilles. Cugoano a contacté Granville Sharp, un célèbre abolitionniste, qui a pu empêcher le départ de Demane vers les Antilles.

Les travaux de Cugoano ont été envoyés au roi George III, Prince de Galles, et à Edmund Burke un homme politique de premier plan. George III, ainsi qu'une grande partie de la famille royale, sont restés opposés à l'abolition de la traite des esclaves. Quatre ans plus tard, en 1791, Cugoano publie une version plus courte de son livre, adressée aux « Sons of Africa ». Dans ce document, il exprime sa joie face à l’échec de l'établissement d'une colonie esclavagiste en Sierra Leone, qui devient par ailleurs une terre d'accueil d'anciens esclaves affranchis.

 

Œuvres majeures :

Pour en savoir plus sur les mouvements anti-esclavagistes au sein des libres de couleurs, vous pouvez visionner les vidéos suivantes :  


Lien vers l'article : http://blog.manioc.org/2021/03/ottobah-cugoano-figure-du-mouvement.html

vendredi 19 mars 2021

La Commune et les colonies

Regard sur les bagnes coloniaux

Evoquer l'épisode de la Commune de Paris dont le mois de mars 2021 marque les 150 ans, c'est rappeler l'existence de cette institution particulière que furent les bagnes coloniaux, crées par Napoléon III en 1852.

Hautes figures de la Commune et du combat révolutionnaire et anarchiste, l’institutrice Louise Michel et le géographe Elisée Reclus le bien nommé payèrent de leur liberté leur engagement radical auprès des insurgés parisiens de mars-mai 1871. Comme beaucoup au sein de ce mouvement qui ne revendiquait aucun chef, ils furent envoyés au bagne de Nouvelle Calédonie. Pourquoi des bagnes dans les colonies  et d’où vient ce choix stratégique ? L’historien Michel Pierre  nous l’explique dans l’article  suivant : Le siècle des bagnes coloniaux (1852 - 1953)

(…) « Dans les années 1840, se répand l’idée que la concentration de milliers de forçats regroupés dans quelques arsenaux [Toulon, Brest, Rochefort] est dangereuse pour la population civile, contagieuse pour les ouvriers libres et coûteuse pour l’Etat. Et à l’exemple des Anglais ayant déporté au XVIIIe siècle, des dizaines de milliers de Convicts vers leurs terres australiennes, Napoléon III décide, au début de son règne, de l’exil définitif de ceux (et de celles) qui bafouent gravement la loi. »

Première à ouvrir le bal, la Guyane accueille ainsi dès 1852 les réprouvés de la métropole. Hélas, du fait d’un climat inhospitalier et des mauvais traitements infligés aux détenus, l’expérience est suspendue au profit, si l'on ose dire, de la Nouvelle Calédonie, destination punitive de substitution, « à plusieurs mois de navigation des ports français. Et c’est vers ces rives lointaines de la France australe que seront dirigés en 1871 les Communards victimes des tribunaux versaillais.  Au début des années 1880, la IIIe République, soucieuse d’ordre et de loi, juge la Nouvelle-Calédonie peu redoutée des criminels et préfère y attirer des colons libres, dignes de ses richesses. La Guyane, de réputation plus sinistre, redevient terre de bagne en 1887, »

Car avec la Nouvelle Calédonie, nous explique Henri Cor dans Questions coloniales de la transportation (1895), « le Gouvernement avait eu la main heureuse », ce territoire étant situé « assez près du tropique du Capricorne pour ressentir en partie les effets bienfaisants de la saison froide des régions tempérées (…) Son éloignement de toute grande terre et l’état sauvage de sa population aborigène, des canaques anthropophages, convenaient particulièrement à un essai de colonisation pénale ».

Comme le rappelle en détail cet autre article, trois catégories de bagnards coexistaient en Calédonie : les Transportés ou forçats, les Relégués ou récidivistes et les Déportés. Comme tous les condamnés politiques, Louise Michel émargeait à ce dernier groupe, composé essentiellement de « communards » . Et ainsi que beaucoup d'autres, Louise Michel fût amnistiée en 1880. Le bagne de Calédonie ferma en 1931, celui de Guyane fut aboli en 1938 à l’instigation de l’avocat Gaston Monneville, secrétaire d’Etat sous le Front populaire, quelques années après que le journaliste Albert Londres eût publié une enquête à charge dénonçant cette réalité coloniale. 

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POA

Lien vers l'article : http://blog.manioc.org/2021/03/la-commune-et-les-colonies-evoquer.html

lundi 8 mars 2021

Nísia Floresta et les premiers féminismes au Brésil*

Nísia Floresta inaugure une période au cours de laquelle la pratique littéraire féminine s’impose comme un instrument privilégié des premières revendications en faveur de l’éducation et du droit des femmes.

 Le livre Direitos das mulheres, injustiça dos homens (Droits de femmes, injustice des hommes, 1832), de Nísia Floresta, inaugure une période au cours de laquelle la pratique littéraire féminine s’impose comme un instrument privilégié des premières revendications en faveur de l’éducation et du droit des femmes.  

Précurseure 

 Au début du XIXe siècle, alors que la majorité des femmes brésiliennes étaient analphabètes et confinées dans l’espace domestique, Dionísia Gonçalves Pinto, qui devait adopter le pseudonyme de Nísia Floresta, représente une « scandaleuse exception » (pour citer Gilberto Freyre). À l’âge de 20 ans, l’écrivaine commence à publier dans la presse nationale des articles, des pamphlets et des essais et elle milite pour l’éducation des femmes en signant des articles et des essais et en fondant à Rio de Janeiro le Colégio Augusto. L’annonce de l’inauguration de cette institution, parue dans le Jornal do Commercio en 1838, présente un projet éducatif innovant qui prévoit l’enseignement féminin de disciplines traditionnellement réservées aux hommes.  

Entre l’ancien monde et le Nouveau Monde 

 En 1849, désormais veuve, Nísia Floresta part vivre en Europe où elle résidera pendant près de trente ans au cours de trois périodes distinctes. Paris sera la base de ses pérégrinations et la France sa patrie d’adoption jusqu’à sa mort, survenue à Rouen en 1885. Francophone et francophile, elle intègre les milieux intellectuels et s’affirme comme une figure centrale de la communauté brésilienne de France et comme une des rares femmes positivistes. Opúscolo humanitário (Opuscule humanitaire, 1853) révèle l’influence de la pensée du philosophe Auguste Comte qui perçoit en elle une ambassadrice efficace, « féminine et méridionale », de sa doctrine. Ses expériences de voyage sont l’objet de quatre livres : Itinéraire d’un voyage en Allemagne (1857), Trois ans en Italie, suivis d'un voyage en Grèce, par une Brésilienne (1864), Le Brésil (1871) et Fragments d’un ouvrage inédit, notes biographiques (1878). Publiés à Paris, en français, ces ouvrages seront traduits en portugais lors de la redécouverte de l’auteure dans les années 1990. Nísia Floresta s’y interroge sur la société et les coutumes européennes dans une perspective comparatiste. Au cours de « pages spontanées » qui vont « de l’ancien monde au Nouveau Monde », pour citer Itinéraire d’un voyage en Allemagne, Nísia révèle sa filiation intellectuelle en faisant dialoguer, notamment, Descartes, Rousseau, Voltaire, Victor Hugo, la Comtesse de Genlis et George Sand. De sa position singulière de voyageuse naît une réflexion qui s’articule autour des éléments constitutifs de l’image que se font les Européens du Brésil (en maniant avec ironie les conceptions européennes de la civilisation tout en les critiquant), comme l’illustre son essai O Brasil (Le Brésil).  

Droit des femmes, Injustice des hommes 

 Au-delà de cette démarche, Nisia Floresta est avant tout renommée pour son livre Direito das mulheres, Injustiça dos homens (Droits de femmes, Injustice des hommes, 1832), dans lequel elle propose un regard sur l’histoire du combat des femmes au Brésil et sur la circulation de la pensée européenne. L’auteure présente son livre comme une traduction libre de l’essai de « Mistriss Godwin », nom adopté après son mariage par Mary Woolstonecraft. Pour autant, Direito das mulheres, Injustiça dos homens dépasse le cadre de la traduction libre et c’est plutôt comme une « traduction culturelle » et une « anthropophagie libertaire », pour reprendre l’expression de Lima Duarte, que nous pouvons appréhender la trame entrelacée d’une pluralité de textes : la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791) d’Olympe de Gouges, Woman Not Inferior to Man (1739) de Sophie et, surtout, De l'égalité des deux sexes (1673) de François Poullain de la Barre. La complexité de ces influences révèle la capacité de l’écrivaine à adapter des éléments idéologiques issus de la culture occidentale à la réalité brésilienne, dans un dialogue avec les penseurs européens. 

 Écrire pour exister 

 

 Direito das mulheres, Injustiça dos homens connaît une importante répercussion et plusieurs rééditions sont proposées à Porto Alegre et à Rio de Janeiro au cours des années trente. Au milieu du XIXe siècle, la « question féminine » devient un thème d’actualité dans le débat public et les salons bourgeois. En cette période, le militantisme est profondément lié à l’essor de la littérature écrite par des femmes comme en témoigne l’apparition à ce moment-là de nombreuses revues dirigées par des femmes. En 1852, Joana Paula Manso de Noronha fonde le Jornal das Senhoras, (Journal des Dames), qui propose des articles anonymes portant sur diverses thématiques. L’éditorial du premier numéro déclare son intention de promouvoir « l’amélioration sociale et l’émancipation morale » des femmes, en citant en exemple les progrès accomplis par les femmes en Europe et aux États-Unis. Dans une autre publication de cette période, Bello Sexo, Júlia Albuquerque Sandy Aguiar exhorte les femmes brésiliennes à écrire et en signant leurs articles. À compter des années 1870, une conscience féministe émerge de cette presse en élaborant des revendications plus concrètes comme le droit de vote, le droit au travail et le droit à la propriété et en dénonçant la dépendance économique comme un facteur décisif de la subordination des femmes. Entre 1873 et 1896, paraît O Sexo Feminino (Le Sexe Féminin), « hebdomadaire consacré aux intérêts de la femme », fondé par Francisca Senhorinha da Mota Diniz, puis l’Echo das Damas (L’Écho des Dames) et O Domingo (Le Dimanche). À la fin du XIXe siècle, la presse fonctionnait comme une caisse de résonnance pour les femmes et les mouvements féministes organisés : A Família (La Famille), dirigée par Josefina Alvares de Azevedo, invite les femmes à constituer des groupes, à fonder des journaux et à s’engager dans la lutte. Créée par Presciliana Duarte de Almeida, la revue littéraire A Mensageira (La Messagère) aborde la question du travail et de l’éducation supérieure. En suivant les la voie tracée par Nísia Floresta, la presse féminine annonce la mobilisation qui conduira les femmes à conquérir le droit de voter et d’être élues. 

 Giulia Manera, Université de Guyane. Séminaire FEMPOCO


* Ce texte a été initialement publié en juillet 2020 sur le site France-Brésil de la BnF https://heritage.bnf.fr/france-bresil/fr/nisia-floresta-feminismes-bresil-article

Vous pouvez également visionner la conférence de Giulia Manera sur ce même sujet tenue le 27 avril 2019 dans le cadre du cycle des conférences du séminaire FEMPOCO de recherche sur les féminismes postcoloniaux de  http://www.manioc.org/fichiers/V20142

 Pour aller plus loin :

Christopher Lasch, Les femmes et la vie ordinaire  : amour, mariage et féminisme. Paris : Climats

Françoise Thébaud, Quand les femmes témoignent, histoire orale, histoire des femmes, mémoire des femmes. Paris : Ed. Publisud

Joan W. Scott, La citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l'homme. Paris : Albin Michel
 
Michele Wallace, Barbara Smith, Audre Lorde ... [et al.], Black feminism : anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000. Paris : L'Harmattan

Françoise Vergès, Le ventre des femmes, capitalisme, racialisation, féminisme. Paris : Albin Michel
 
Geneviève Fraisse, La fabrique du féminisme : textes et entretiens. Congé-sur-Orne : Le Passager clandestin


Lien vers l'article : http://blog.manioc.org/2021/03/nisia-floresta-et-les-premiers.html