mercredi 27 février 2019

Le carnaval à la Martinique dans les livres anciens

De Saint-Pierre à Fort-de-France, de 1891 à 1935...



Les livres anciens de Manioc regorgent de données sur les carnavals dans la Caraïbe et même au-delà. Cette année, le blog de Manioc se penche plus particulièrement sur les descriptions du carnaval à la Martinique.  

Le carnaval, moment de liesse

Dans Madinina "Reine des Antilles"... publié en 1931, le médecin colonial William Dufougeré rappelle que "le carnaval commence le dimanche qui suit le jour des Rois et ne prend fin que le mercredi des Cendres". (p. 142) 
Ce qui marque tous les auteurs, c'est cette marée humaine colorée et grouillante. Dans Trois ans à la Martinique publié en 1891Louis Garaud, vice-recteur de Martinique, rédacteur d'un compte rendu de son séjour dans l'île, écrit : "Ici, la ville entière est descendue dans la rue ; la ville entière a pris le masque ; elle chante, elle danse, elle agite ses grelots". (p. 62) Dans le roman Cœurs martiniquaisClémence Cassius de Linval, issue d'une famille blanche créole de Saint-Pierre, et écrivant sous le pseudo Jean Max, raconte, elle aussi : "Partout des fleurs et des lumières, de la musique et des grelots. Le dimanche soir, les rues étaient abandonnées aux masques. C'était une marée montante de costumes extravagants , de déguisements étranges et bigarrés."  (p. 87). Dans Madinina "Reine des Antilles"..., William Dufougeré précise :
"Jeunes et vieux y participent, et tout le monde s'amuse franchement ; c'est la vraie fête d'un peuple enjoué qui célèbre par des chansons et par des danses sa joie de vivre au milieu d'une nature exubérante, en oubliant pour quelques instants les soucis de la vie quotidienne." p. 144
Ce temps de réjouissance est ponctué de rassemblements dans la rue, d'hommes, de femmes et d'enfants réunis dans les chants, la danse, et les rires. Que ce soit chez Louis Garaud, Maxime Petit ou d'autres écrivains, on retrouve l'idée de ce cortège joyeux. Dans Trois ans à la MartiniqueLouis Garaud écrit encore :
 "Au son de cette musique, l'innombrable cortège des hommes et des femmes marche en mesure, se tenant la main, se donnant le bras, se séparant, s'unissant, se rapprochant selon les mouvements de cette danse accidentée, au milieu des cris, des chants, des rires, dans un déhanchement endiablé, dans une ivresse sans frein. Ah! ce n'est pas le carnaval des riches! C'est le vrai peuple chez lui, souverain dans la rue, en fête extravagante, en joie débraillée (...)" p. 65.
On retrouve des mots presque identiques dans Les colonies françaises : petite encyclopédie coloniale... de Maxime Petit publié en 1902 ; au point, qu'on peut se demander si le second ne s'est pas inspiré du premier pour rédiger ce paragraphe.
"Il faut les voir, par exemple, le jour du carnaval. Au son d'une mélopée plaintive, à la phrase tombante et reprise sans intermittence avec quelques variantes, l'innombrable cortège des hommes et des femmes marche en mesure, se tenant par la main, se donnant le bras, se séparant, s'unissant, selon les mouvements de cette danse accidentée, au milieu des cris, des chants, des rires, dans une ivresse sans fin.p. 597
Dans Madinina "Reine des Antilles"...William Dufougeré parle quant à lui de "vidée" (sic) : 
"Le vidée n'est ni un défilé, ni un cortège, mais une cohue de masques qui suivent en chantant et en dansant un groupe de musiciens. Pressés les uns contre les autres, hommes et femmes s'agitent, dansent, se dandinent, gesticulent, lèvent les bras et reprennent en chœur le refrain à la mode." p. 147.

Masques et costumes de carnaval 

Les descriptions font la part belle aux masques et aux costumes. Dans le roman Cœurs martiniquaisClémence Cassius de Linval cite les dominos, les Pierrot, les Polichinelles, un clown enfariné, un don Quichotte, la mort, les diables... Elle mentionne aussi des déguisements somptueux comme celui d'un Henri IX, d'un François Ier, ou d'un triboulet (bouffon). Dans Madinina "Reine des Antilles"..., William Dufougeré dépeint les costumes de  bébé (p. 144) , des nègres gros sirop (p. 145), et du diable rouge (p.146).  Mais c'est auprès de Lafcadio Hearn que l'on trouve le plus de détails.  Ce dernier vécut un temps à Saint-Pierre comme correspondant du journal Harper's Monthly aux Antilles ; une partie de son oeuvre est ainsi directement inspirée de son passage dans la Caraïbe. Dans Esquisses martiniquaisesil s'attarde tout particulièrement sur les costumes. Il mentionne non seulement les capuchons pointus, les coiffures hautes et les caricatures de costumes de religieux, mais il précise aussi qu'on "voit certaines idées de costumes décidément locales qui méritent qu'on les note : le congo, le bébé ou ti manmaille, le ti nègue gouos sirop (petit nègre à la mélasse), et la diablesse." (sic) (p. 180). Il décrit ensuite avec minutie ces costumes locaux. C'est encore avec lui qu'on en apprend plus sur les masques : 
"Parmi les masques que porte la foule des danseurs, il y en a très peu de grotesques ; en général ce sont simplement des masques en laiton bleu, ayant la forme d'une figure humaine ovale et régulière, et ils déguisent parfaitement bien celui qui les arbore, qui peut cependant voir très clairement derrière ce masque." p. 182. 
Extrait de Fort-de-France, centre-ville. Carnaval : défilé de chars,
parade et les spectateurs dans les rues

Les chars du carnaval

La cavalcade n'est pas composée que d'hommes et de femmes à pieds. Clémence Cassius de Linval dans Cœurs martiniquais (p. 89) relate aussi la présence de chars tout comme le fait un extrait du texte de Paul Boye dans le journal La Paix du 18 mars 1931 repris par Césaire Philémon dans Galeries martiniquaises... Pour ce dernier, il s'agit d'une partie du poème Souvenirs de Mi-Carême, occasion pour Paul Boye d'évoquer le carnaval à Saint-Pierre avec ce char marquant : 
"Le char du rhum, du sucre et des cultures secondaires monté par les travailleurs de l'Habitation Pécoul. Juché sur une grosse barrique, le dieu Bacchus tient une bouteille de dimension à la main. Le char est orné de cannes superbes au vert feuillage, de fleurs, de lianes, de branches, de cacaoyers, de caféiers chargés de fruits." pp. 262-263.
Ce char est suivi de la description de plusieurs autres : le char de la pêche, le char de la Musique, le char de l'Abeille.


L'incontournable Bois-Bois / Bwa-Bwa

Que serait le carnaval de la Martinique sans son Vaval ? Ce que l'on nomme désormais Vaval portait autrefois le nom de Bois-bois. Trois auteurs l'évoquent. Dans le roman Cœurs martiniquaisClémence Cassius de Linval précise : 
"Ce mot, qui ne se rencontre dans aucun dictionnaire, représente à la Martinique, sous la forme d'un mannequin plus ou moins bien réussi, quelque vice ou quelque travers que le peuple sans pitié se croit, à cette époque, le droit de flétrit ainsi." p. 96
 Dans Esquisses martiniquaises de Lafcadio Hearn, on peut aussi lire :
"Le bois-bois était un mannequin qui caricaturait l'incident le plus impopulaire dans la vie de la ville, ou dans la politique. Après avoir promené avec une feinte solennité à travers toutes les rues de Saint-Pierre, le bois-bois était enterré ou noyé et jeté à la mer." pp. 183-184
Dans Madinina "Reine des Antilles"..., William Dufougeré, avant de détailler la représentation du bois-bois de l'année, explique de même :
 "Celui-ci n'est autre qu'un mannequin que l'on porte au bout d'un bâton. Mais ce mannequin a une physionomie propre, et ceux qui sont au courant des petits potins de la ville y reconnaissent telle ou telle personne, nouvelle victime de la malignité publique." p. 149 

Les chansons politiques, satiriques et les chansons d'amour

Le chant et la musique sont au cœur du carnaval, ils en rythment les vidés. Vous trouverez quelques bouts de paroles par exemple dans Trois ans à la Martinique de Louis Garaud (p. 66), dans Madinina "Reine des Antilles"... de William Dufougeré (pp. 145, 147, 149) ou dans  Les Antilles filles de France ... de Marthe Oulié (pp. 48, 53). Mais Le carnaval de St-Pierre... est sur ce sujet une perle publiée en 1930 par "un instituteur de la Martinique, M. Victor Coridun, musicographe" (p. 24). L'ouvrage mériterait un article à lui seul tant il est rare et précieux. En effet, Victor Coridun a entrepris de 1920 à 1925 un projet pour recueillir des chansons créoles dont il a donné pour certaines l'origine des paroles. Son ouvrage se décompose en plusieurs sections : chansons politiques, chansons satiriques, chansons d'amour... 45 chansons créoles, 53 pages de musique, le tout est précédé par des extraits d'auteurs qui évoquaient le carnaval ; on retrouve ainsi Trois ans à la Martinique de Louis Garaud, Esquisses martiniquaises de Lafcadio Hearn, Cœurs martiniquais de Clémence Cassius de Linval cités précédemment. 

Dans Esquisses martiniquaises,  Lafcadio Hearn revient sur la création de ces chants en 1887 :
"Ce sont deux grandes sociétés de danse rivales, les Sans-Souci et les Intrépides, qui composent et qui chantent des chansons de carnaval, -en général de cruelles satires, dont le sens local est inintelligible pour ceux qui ignorent l'incident qui a inspiré l’improvisation aux mots trop souvent grossiers ou obscènes, et dont les refrains seront répétés dans tous les tours de l'île (...) Et la victime d'une chanson de carnaval ne peut espérer qu'on oubliera jamais son forfait ou son erreur. On les célébrera encore longtemps après qu'il sera enterré." pp. 175-176. 

La danse et les bals masqués 

La période de carnaval se caractérise aussi par ses nombreux bals. Comme l'écrit Clémence Cassius de Linval dans Cœurs martiniquais : "les bals succédaient aux bals, les matinées musicales aux soirées." (p. 88) Après les vidés de l'après-midi vient le temps des soirées. Dans Madinina "Reine des Antilles"...William Dufougeré relate :
"Le vidée ne prend fin que lorsque la nuit est venue ; ceux qui y ont participé vont en hâte se déshabiller et dîner, mais ce ne sera qu'un intermède de courte durée : princes et bébés, dominos et diables se rencontreront à nouveau dans les bals masqués qui dureront toute la nuit." p. 148
Comme la chanson, la danse est au cœur du carnaval. Dans Esquisses martiniquaisesLafcadio Hearn offre une courte description de la danse la bouéné : "les danseurs s'avancent en vis-à-vis, ils s'étreignent, se pressent et se séparent pour s'étreindre de nouveau. C'est une danse fort ancienne, d'origine africaine." (pp. 182-183) Il conclut qu'il s'agit peut-être de celle que décrivait déjà Labat en 1722 avant d'en donner citation.

Enfin, l'un des passages les plus importants consacrés au bal figure dans Trois ans à la Martinique. Louis Garaud consacre toute une partie au bal de masques dans le théâtre de Saint-Pierre pendant le carnaval. Il décrit l'orchestre, la foule compacte dansant d'un même mouvement, le quadrille. (pp. 301-307)


De Saint-Pierre à Fort-de-France

Le carnaval de Saint-Pierre de la Martinique a rempli la littérature jusqu'à ce que la grande éruption de 1902 vienne frapper la ville. Dans Les Antilles filles de France : Martinique, Guadeloupe, HaïtiMarthe Oulié donne une version peu élogieuse du carnaval de Fort-de-France pour se replonger dans le souvenir de Saint-Pierre (pp. 51-53) ; mais dans Madinina "Reine des Antilles"...William Dufougeré explique :
"pendant plus de douze ans, il n'a plus été question du Carnaval, et les joyeuses fêtes populaires de jadis restaient à l'état de souvenir. Mais un quart de siècle s'est écoulé depuis l'année terrible, et comme aucun deuil n'est éternel, les générations nouvelles fêtent actuellement à Fort-de-France le Carnaval, comme on le fêtait jadis à Saint-Pierre." p. 144
Manioc vous souhaite de passer un agréable temps de carnaval et vous laisse avec ce poème de M. ROSAL cité par Césaire Philémon dans Galeries martiniquaises... (p. 261)



Livres anciens sur Manioc.org évoquant le carnaval à la Martinique

Audio-vidéo sur Manioc.org

Iconographie sur la Banque numérique des patrimoines martiniquais 

La photographie  Fort-de-France, centre-ville. Carnaval : défilé de chars, parade et les spectateurs dans les rues est extraite de la Banque numérique des patrimoines martiniquais. Vous pouvez y retrouver d'autres iconographies en tapant le mot-clé carnaval. 

Les précédents billet du blog Manioc sur le même thème



Lien vers l'article : http://blog.manioc.org/2019/02/le-carnaval-la-martinique-dans-les.html

mercredi 20 février 2019

Les Villes des Petites Antilles #4 : Kingstown, Saint-George, Port-of-Spain

Dernières escales

L'équipe Manioc a décidé de découvrir les villes des Petites Antilles en exploitant les différents matériaux présents dans Manioc.org. Dans le précédent épisode, Manioc faisait escale à Saint-Pierre, Castries et Bridgetown. Dans ce périple d'îles en îles, nous allons pour finir parcourir Kingstown, Saint-Georges et Port-of-Spain.

Kingstown, capitale de Saint-Vincent-et-les-Grenadines

Vue de Kingstown, capitale de Saint-Vincent
Nous laissons encore une fois parler les voyageurs et leurs impressions. La première  est celle contenue dans l'ouvrage Aux Antilles : hommes et choses de Robert Huchard lorsqu'il arrive à Saint-Vincent. 
Sa description, 
empreinte d'une forme de lassitude, est marquée par une certaine négativité, par un éloge du modèle colonial anglais et par des observations à la limite du racisme. Il est le témoignage de la façon de penser de l'époque (début du XXe siècle, c'est-à-dire, la période de la deuxième colonisation). Son écriture est très riche et colorée de détails, elle nous emporte et nous fait découvrir les subtilités de son voyage aux Antilles, les  parfums, les nuances capables d'être décelés par une âme sensible.

« Vues de la mer, toutes ces villes des Antilles se ressemblent ; mêmes murailles fendillées et jaunes, mêmes toits de tôle, même impression de vétusté au milieu d'un paysage toujours le même, lui aussi, magnifique et monotone, toujours surprenant néanmoins. » p. 74 
« Encore une nuit passée en mer. Encore au matin un surprenant réveil, une terre monte à l'horizon: Saint-Vincent. Les mêmes sommets, les mêmes montagnes, les mêmes sites : ciel, arbres, terrains grandissent, s'avancent. Les hauts cocotiers, à nouveau, font trembler, à l'extrémité de leurs longues tiges, leurs touffes de palmes vertes ; à nouveau aussi accourent des flottilles débarques nègres. L'île de Grenade s'est-elle donc prolongée jusqu'ici? C'est à le croire. Le climat, les types d'habitants, les lignes maîtresses du paysage: on retrouve tout, rien n'a changé.
Toutefois certains bâtiments diffèrent quelque peu à Kingstown de ceux déjà vus dans les autres îles. Ils sont plus hauts, deux, trois étages parfois. Quelques-uns bâtis en pierres noires, en moellons, en briques, offrent une certaine analogie avec les maisons de Fort-de-France. Seraient-ce là les derniers vestiges de l'occupation française? Car Saint Vincent, comme les autres Antilles d'ailleurs, nous appartint pendant un long temps. » p. 76 

PL. XIII Kingstown harbor, St. Vincent, looking west.

Pour enrichir cette première description de Kingstown, tournous-nous vers Henry Nelson Coleridge et son récit de voyage Six months in the West Indies. L'homme avait décidé d'entreprendre un voyage aux Antilles pour chercher dans le climat tropical une possible guérison à ses rhumatismes. Le ton est différent, les considérations personnelles de l’auteur sont partout et souvent, il divague largement sur nombre de frivolités. On est loin des descriptions minutieuses du Père Labat ou de J. Anthony Froude ; malgré tout, il livre un témoignage sur la situation sociale des possessions anglaises des Caraïbes au début du XIXe siècle. On y découvre d'excellentes descriptions de paysages et nombreuses réflexions sur les coutumes appliquées dans les différents îles. Un exemple : l’extrait suivant, tiré du chapitre dédié à Saint-Vincent. On y trouve une description de la ville et de la pratique cruelle réservée aux prisonniers, enchaînés dans les lieux publics, exposés aux regard de tous, chose pourtant interdite dans l'Angleterre du XIXe siècle.
Kingstown lies in a long and narrow line upon the edge of the water; on the eastern end is a substantial and somewhat handsome edifice containing two spacious apartments, wherein the council and Assembly debate in the morning, and the ladies and gentlemen dance in the evening; towards the western extremity is also a substantial and ugly building (…)” p. 101“One thing disgusted me much; I allude to the practice of working runaway, riotous, or convict slaves in chains in the public street of Kingstown.” p. 105




Saint-George, capitale de la Grenade.

Encore quelques mots venant de l'ouvrage d'Henry Nelson Coleridge Six months in the West Indies, cette fois ci pour la ville de Saint-GeorgeIl nous indique dans l'introduction, qu'il a voyagé non seulement dans les Antilles, mais aussi en Europe, et qu'en décrivant la pittoresque Saint-George il à l'impression de se retrouver en Italie. Voir les passages qui suivent... 

“Early the next day we made Grenada, and came into the bay by twelve o'clock.If Trinidad is sublime, Grenada is lovely. I do not know why it should have put me in mind of Madeira, but it did so continually. The harbour is one of the finest in the West Indies, and the hurricanes have not ranged so far(…) The town covers a peninsula which projects into the bay; Fort George stands on the point, the spired church on the isthmus; within is the Carenage full of ships and the wharfs of the merchants surrounding it; beyond it lie three or four beautiful creeks indenting the cane fields, an aqueduct at which the boats water, the mangroves growing out of the sea, the great Lagoon, and Point Salines shooting out a long and broken horn to the south west. Over all, and commanding every thing in the vicinity, tower the Richmond Heights, which are crested with fortifications of prodigious extent, from which the Bocas of Trinidad have been seen on a clear afternoon. The rest of the prospect is delightful; in every direction the eye wanders over richly cultivated valleys with streams of water running through them, orchards of shaddocks and oranges, houses with gardens, negro huts embowered in plantain leaves, mountains and little hills romantically mixed and variegated with verdant coppices of shrubs and trees.” pp.  94-95
Saint George's
“My stay in this island was short, but I was much delighted with all that I saw. Grenada is perhaps the most beautiful of the Antilles, meaning by this that her features are soft and noble without being great and awful. There is an Italian look in the country which is very distinct from the usual character of the intertropical regions, and is peculiar to this colony. (...)
St. George's is a large town and picturesquely placed on a peninsula and the sides of a hill, but the consequence of this situation is that the streets are all so steep that the inhabitants consider it unsafe to use any sort of carriages on them. However they certainly make more of this than is necessary. I would engage to drive a tandem with perfect security from the landing place in the Carenage to Government House.” p. 96
“We left Grenada after dinner on the evening of Friday the 8th of April, passed at some distance to leeward of the long line of islands and islets called Grenadines, which are equally distributed between the two governments of St. Vincent's and Grenada, and after beating up for nearly twenty-four hours in sight of land, came to anchor in Kingstown Bay at five in the morning of Sunday the 10th. The view of the town and surrounding country is thought by many to be the most beautiful thing in the Antilles; it is indeed a delightful prospect, but, according to my taste, not within ken of the surpassing loveliness of the approach to Grenada. Trinidad is South American, but St. George's, the Lagoon, and Point Salines are perfect Italy.” p. 101 

Port-of-Spain, capitale de Trinidad-and-Tobago:

Aujourd’hui cette ville est un des principaux moteurs économiques des West Indies,  autrefois considérée comme une ville exemplaire en termes d’aménagement urbain, comme le témoigne le document suivant des archives de la ville de Fort-de-France :
Rapport [de la] commission municipale chargée d'examiner à Port-of-Spain (Trinidad) le mode de rechargement et d'entretien des rues, le fonctionnement des abattoirs, les services de propreté, des eaux, des pompes funèbres, et en général toutes les méthodes de voirie urbaine, d'assainissement et d'hygiène appliquées et d'examiner le moyen de les adapter à la ville de Fort-de-France. En effet, une commission ad hoc fut constituée par la Ville de Fort-de-France en 1920, pour mener à bien une mission de reconnaissance à Port-of-Spain. L'objectif était d'appréhender comment cette ville, considérée comme  exemplaire dans l'aménagement urbain, faisait face aux problématiques de la ville, telles vécues dans les îles de la Caraïbe. On le voit bien, l'étude comparée n'est pas une nouveauté des temps présents.


« La Commission nommée par le Conseil municipal à l'effet de se transporter à Trinidad (…) composée de :MM. I. Tarquin, 2ème adjoint au Maire, Délégué à la Voirie,O. Mosole, Conseiller Municipal,P. Nays, Agent-Voyer,a laissé la Martinique par le steamer faisant le service intercolonial des Antilles, le 27 février dernier ; elle a débarqué à Port-of-Spain le 29, y a séjourné jusqu'au 14 mars et est rentrée à Fort-de-France le 16 mars.Dès son arrivée dans la Colonie anglaise elle s'est présentée, avec une lettre de recommandation de M. le Gouverneur de la Martinique, à M. le Consul français. Celui-ci lui a remis aussitôt des lettres d'introduction pour M. le Secrétaire Colonial du Gouvernement de Trinidad qui a, lui-même, demandé aux autorités municipales de la localité de favoriser toutes les investigations auxquelles la Commission désirait se livrer. Avec l'obligeant concours de l'Ingénieur municipal et du chef du Service de prophylaxie, les délégués de la Ville de Fort-de-France ont pu procéder au Chef-lieu de la Trinidad et aux environs à toutes les observations ci-dessous développées qui leur ont paru devoir se rattacher à leur mission. » p.1 



St. James avenue, Port-of-Spain, Trinidad
«  ETABLISSEMENT et ENTRETIEN des RUES et CHAUSSÉES. — Sans aucune exagération l'on peut dire que la viabilité urbaine est excellente à Port-of-Spain. Les voies suburbaines, dans le rayon très étendu que nous avons pu visiter, sont dans le même état. L'aspect que présentent les chaussées, surtout celles des rues, est celui d'un glacis bétonné et enduit, de dix à douze mètres de largeur ». p. 1. 


« PROPRETÉ. — ENLÈVEMENT des IMMONDICES 
La propreté de Port-of-Spain fait l'admiration de ses visiteurs. Elle est poussée aux limites du possible. A toute heure du jour, l'étranger ressent la même impression favorable en parcourant les rues : celle d'une ville toujours parée sans que l'on se rende compte de l'heure à laquelle s'effectue sa toilette. C'est que le balayage des chaussées se fait de nuit, entre une et quatre heures du matin, que l'enlèvement des ordures ménagères commence à partir de 5 heures et se poursuit simultanément par une trentaine de grandes charrettes. L'atelier préposé seulement au balayage comprend cent vingt unités. Enfin Port-of-Spain possède un réseau d'égoûts desservant la plus grande partie, de la Ville. Les eaux usées et les vidanges des maisons vont à l'égoût. Pour les quartiers non munis d'égoùt l'installation d'un châlet de nécessité, dans la cour de l'immeuble, est obligatoire. Le service est assuré par la voirie qui procède sans transvasement ; à l'aide d'une pompe, les récipients, en béton armé, de ces châlets, (coquets pavillons bien aérés et ventilés) sont vidés, puis lavés et désinfectés : les matières sont recueillies dans des tonneaux à fermeture hermétique (couvercles à vis) et rendues à une bouche d’égout dans le voisinage de l'usine qui les refoule en mer». 
La propreté de Port-of-Spain fait l'admiration de ses visiteurs. Elle est poussée aux limites du possible. A toute heure du jour, l'étranger ressent la même impression favorable en parcourant les rues : celle d'une ville toujours parée sans que l'on se rende compte de l'heure à laquelle s'effectue sa toilette. C'est que le balayage des chaussées se fait de nuit, entre une et quatre heures du matin, que l'enlèvement des ordures ménagères commence à partir de 5 heures et se poursuit simultanément par une trentaine de grandes charrettes. L'atelier préposé seulement au balayage comprend cent vingt unités. Enfin Port-of-Spain possède un réseau d'égoûts desservant la plus grande partie, de la Ville. Les eaux usées et les vidanges des maisons vont à l'égoût. Pour les quartiers non munis d'égoùt l'installation d'un châlet de nécessité, dans la cour de l'immeuble, est obligatoire. Le service est assuré par la voirie qui procède sans transvasement ; à l'aide d'une pompe, les récipients, en béton armé, de ces châlets, (coquets pavillons bien aérés et ventilés) sont vidés, puis lavés et désinfectés : les matières sont recueillies dans des tonneaux à fermeture hermétique (couvercles à vis) et rendues à une bouche d’égout dans le voisinage de l'usine qui les refoule en mer». La propreté de Port-of-Spain fait l'admiration de ses visiteurs. Elle est poussée aux limites du possible. A toute heure du jour, l'étranger ressent la même impression favorable en parcourant les rues : celle d'une ville toujours parée sans que l'on se rende compte de l'heure à laquelle s'effectue sa toilette. C'est que le balayage des chaussées se fait de nuit, entre une et quatre heures du matin, que l'enlèvement des ordures ménagères commence à partir de 5 heures et se poursuit simultanément par une trentaine de grandes charrettes. L'atelier préposé seulement au balayage comprend cent vingt unités. Enfin Port-of-Spain possède un réseau d'égoûts desservant la plus grande partie, de la Ville. Les eaux usées et les vidanges des maisons vont à l'égoût. Pour les quartiers non munis d'égoùt l'installation d'un châlet de nécessité, dans la cour de l'immeuble, est obligatoire. Le service est assuré par la voirie qui procède sans transvasement ; à l'aide d'une pompe, les récipients, en béton armé, de ces châlets, (coquets pavillons bien aérés et ventilés) sont vidés, puis lavés et désinfectés : les matières sont recueillies dans des tonneaux à fermeture hermétique (couvercles à vis) et rendues à une bouche d’égout dans le voisinage de l'usine qui les refoule en mer». pp. 4 et 5.Le mode de vidanges est sans contredit la plaie de notre ville ; il a été et est souvent très sévèrement critiqué par nos visiteurs. A la vérité, tandis qu'en France, dans les colonies anglaises voisines, dans le monde entier, les progrès de l'hygiène et de l'assainissement se sont réalisés dans des villes beaucoup moins importantes que la nôtre, nous avons, au contraire, sinon régressé du moins marqué le pas. » p. 7 L'intensité de l'éclairage public n'est pas, proportionnellement, moindre à Fort-de-France qu'à Port-of-Spain ; mais en revanche l'éclairage électrique privé est beaucoup plus développé dans celte dernière ville dont la Compagnie de l'électricité possède une usine, d'une puissance considérable, qui fournit non seulement la lumière publique et privée mais aussi la torce motrice nécessaire à l'exploitation d'une ligne de tramways électriques desservant Port-of-Spain et ses environs. Le nombre de voitures omnibus circulant simultanément est de vingt-quatre réparties sur quatre lignes. L'usine est actionnée par des générateurs à vapeur ».p.  12
« VIDANGES 
Le mode de vidanges est sans contredit la plaie de notre ville ; il a été et est souvent très sévèrement critiqué par nos visiteurs. A la vérité, tandis qu'en France, dans les colonies anglaises voisines, dans le monde entier, les progrès de l'hygiène et de l'assainissement se sont réalisés dans des villes beaucoup moins importantes que la nôtre, nous avons, au contraire, sinon régressé du moins marqué le pas ». p. 7
 « SERVICE des EAUX
Ce qui fait la caractéristique du service des eaux de Port-of-Spain c'est sa réglementation… La réglementation du service des eaux permet à la population d'en avoir en tout temps. Elle consiste surtout dans la répression du gaspillage. Il est formellement interdit, sous peine d'amendes, de laisser ouvert le robinet de puisage en dehors des besoins ; la consommation particulière est ainsi réduite au minimum. Les abonnements sont proportionnels pour les maisons d'habitation ordinaires ; ils sont de quatre pour cent (4 o/o,) de la valeur locative brute. Dans les établissements le compteur est exigible. Il nous manque, certes, à Fort-de-France, une réglementation des eaux. Le débit de notre eau d'alimentation pourrait largement suffire à tous les besoins si un réglage convenable était opéré et si surtout il était mis un frein à la dépense plus qu'excessive des concessionnaires de la route de Didier ». p. 1
« ECLAIRAGE ÉLECTRIQUE  
L'intensité de l'éclairage public n'est pas, proportionnellement, moindre à Fort-de-France qu'à Port-of-Spain ; mais en revanche l'éclairage électrique privé est beaucoup plus développé dans celte dernière ville dont la Compagnie de l'électricité possède une usine, d'une puissance considérable, qui fournit non seulement la lumière publique et privée mais aussi la torce motrice nécessaire à l'exploitation d'une ligne de tramways électriques desservant Port-of-Spain et ses environs. Le nombre de voitures omnibus circulant simultanément est de vingt-quatre réparties sur quatre lignes. L'usine est actionnée par des générateurs à vapeur ». p. 12

Port of Spain, capitale de la Trinidad


« CONCLUSIONS L'impression générale que la mission rapporte de Port-of-Spain est en tous points excellente. Au point de vue matériel : une grande et belle ville, active, bâtie dans des conditions hygiéniques des plus favorables avec des maisons spacieuses, hautes de plafond dont beaucoup entre cour et jardin. Des voies de communication larges, solides, bien entretenues, d'une propreté admirable ; les établissements publics installés avec le maximum de confort ; les moyens de locomotions nombreux et faciles, (lignes de tramways électriques, divers établissements de location de voitures et automobiles) contrôlés et tarifés d'ailleurs par les autorités municipales pour la sauvegarde des intérêts du public qu'elles n'ont pas voulu laisser livrés à l'arbitraire des intérêts privés. En un mot, ville de progrès moderne ». pp. 14-15


Comme nous l'avons annoncé, Port-of-Spain était la dernière étape du voyage. Nous espérons que cette incursion dans les villes de la Caraïbe à travers différents siècles a su capter votre attention.

Livres anciens sur Manioc :

-Aux Antilles : hommes et choses, Huchard, Robert, Paris : Librairie Académique D. Perrin. 1906, Récit journalier d'un voyage effectué aux Antilles au début du 20e siècle, rythmé par les petites anecdotes vécues par l'auteur et ponctué de commentaires.

-Six months in the West Indies, in 1825, Coleridge, Henry Nelson (1798-1843), 1832.


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vendredi 8 février 2019

Le crime d'empoisonnement dans les Antilles françaises

François Macandal et les esclaves empoisonneurs...


François Macandal fut une figure mythique de l'histoire haïtienne, considéré comme l'un des plus grands leaders du marronnage, précurseur de la révolution haïtienne. Il est notamment connu pour avoir organisé sa résistance par des empoisonnements massifs orchestrés dans toute la région au XVIIIe siècle. Il n'est pas le seul à avoir usé de ce moyen de résistance qui a constitué l'une des grandes terreurs des colons blancs pendant toute la période coloniale. Manioc possède dans ses collections numérisées des documents qui évoquent ce thème et vous propose de se pencher sur certaines de ces sources.

Le Marron inconnu par Albert Mangonès, Port-au-Prince

La figure de Macandal à Saint-Domingue

La question de l'empoisonnement fut présente de longue date dans les préoccupations coloniales. Dans son ouvrage Loix et constitution des colonies... publié en 1785, Moreau de Saint-Méry reprend un arrêt du conseil du Cap à Saint-Domingue du 20 janvier 1758. Il concernait "l'empoisonneur Macandal et ses complices".  

À travers la lecture de différents auteurs, on apprend que François Macandal est né en Afrique, puis qu'il a été esclave au Limbé à Saint-Domingue avant de marronner. L'écrivain Edgar Selve évoque ainsi "Un congo, Makandal, appartenant à M. Le Normand de Mézy, planteur du Limbé" (p. 850). L'archiviste Pierre de Vaissière écrit que "ce Macandal était un nègre de Guinée, qui fut longtemps esclave de l'habitation Le Normand, au Limbé. Ayant eu la main prise au moulin à cannes et devenu manchot, il avait été fait gardien d'animaux. Il partit marron et se réfugia dans les montagnes" (p. 236). Enfin, le religieux Jean-Marie Jan dit qu'"Au mois de janvier 1758, on arrêta au Limbé un esclave de M. Le Tellier, marron depuis 18 ans". (p.  121).

Souvent, les récits appuient sur le caractère, la force d'esprit, l'audace et l'intelligence de Macandal ou Macanda, voire makendal. L'homme, outre le fait d'être un chef, leader de marronnage,  a cultivé une certaine image de sa personne auprès de la communauté marronne qu'il fréquentait. Il est souvent présenté comme un sorcier ou un magicien, voire un homme pratiquant le vaudou. Les textes relatent qu'il se présentait comme envoyé par une divinité et aussi qu'il avait dit qu'à sa mort, il se transformerait en maringouin ou en mouche et reviendrait parmi les vivants. 

Durant son marronnage, François Macandal a mis en oeuvre une résistance organisée notamment par des empoisonnements massifs orchestrés dans toute la région, inspirant la terreur aux colons de Saint-Domingue. On le suspecta parfois d'avoir eu pour projet d'éradiquer tous les colons blancs de l'île. Arrêté et accusé de crimes multiples, il fut brûlé vif sur la place d'armes de la ville du Cap le 20 janvier 1758. Au cours des 5 mois qui suivirent, 24 esclaves et 3 libres de couleur subirent le même supplice ; 150 autres furent mis en prison.

Dans l'arrêt du 20 janvier 1758, les chefs d'accusation contre Macandal furent nombreux : "Séducteur, profanateur et Empoisonneur" (p. 217). On lui reprochait ainsi la réalisation de maléfices, d'impiétés, de profanations, qu'il aurait pratiqués et incités à pratiquer par d'autres et aussi "d'avoir en outre composé, vendu, distribué des poisons de toute espèce" (p. 217). Son influence fut telle que l'arrêt demandait aussi "que l'Edit du roi du mois de juillet 1682, contre les Devins, Magiciens, et Empoisonneurs, sera publié et affiché par trois dimanches consécutifs, aux portes des Eglises paroissiales du ressort " (p. 218) et en d'autres lieux.
Quelques mois plus tard, le 11 mars 1758,  un autre arrêt de règlement du Conseil du Cap défendait "aux Nègres de garder des paquets appelés Macandals, ni de composer et vendre des drogues"


Le souvenir de l'affaire Macandal a laissé des traces profondes comme en témoigne sa mention par Descourtilz, dans sa Flore pittoresque, qui fait des Makendals un synonyme de "magiciens des Nègres" (p. 287). On ne sait s'il faut donner foi à Moreau de Saint-Méry qui écrit : "nous n'aurons que trop à entretenir nos lecteurs de la célérité funeste de Macandal dont le nom, justement abhorré, suffit pour désigner tout à la fois un poison et un empoisonneur ; c'est encore l'injure la plus atroce d'un esclave puisse vomir contre un autre à Saint-Domingue" (p. 218) ; en tout cas, cette note montre que loin de s'estomper dans le temps, le souvenir de Macandal fut au contraire vivace et marquant.

Une pratique de résistance effrayante pour les colons

Le crime d'empoisonnement ne se limite pas à l'histoire de Macandal. Au XIXe siècle, Adrien Dessales consacrait tout un passage de son Histoire générale des Antilles... à l'usage du poison à Saint-Domingue. S'interrogeant sur les causes qui conduisaient à l'emploi du poison, il notait que "détruire les bestiaux d'une habitation, diminuer le chiffre de son atelier, la ravager par le poison, était un moyen de la discréditer, d'en réduire la valeur". (p. 345). Frappant le bétail comme les hommes, le poison était ainsi craint par les colons tant pour leur vie propre que pour l'impact économique sur leur habitation. Évoquant Saint-Domingue et la guerre de Sept Ans (1753-1763), Adrien Dessales racontait encore :
"Le poison y avait reparu avec toutes ses horreurs, avec tous les effrois qu'il occasionne à l'habitant (...) profitant du trouble qui agitait la colonie, il s'était formé des confréries d'empoisonneurs, sorte de franc-maçonnerie qui ne laissait personne en repos. Le colon se trouvait d'autant plus à plaindre, que, n'ayant aucune preuve à porter en justice des crimes qui le ruinaient, il se voyait en proie eux soupçons." (p. 343)
Les propos de l'écrivain sont intéressants, car Dessales offre ici la perspective du colon. Tellement persuadé du bon fondement de ses craintes, il en vient à se focaliser sur le fait que le colon est à plaindre de ne pas être cru sur parole dans ses accusations. Mais à aucun moment, il ne songe à l'aberration de condamner quelqu'un en l'absence de preuve, pas plus qu'il ne considère l'éventualité que le crime n'en soit pas un ; alors même qu'il fournit indirectement une des causes probables de certains des morts, quand il parle de "ces moments de crise où le poison, semblable à une épidémie, se développe sous des apparences terrifiantes". (p. 344) Combien d'esclaves ont ainsi été accusés de tuer, là où les épidémies ont vraisemblablement ravagé des ateliers d'habitations ? Dans son Histoire de la Guadeloupe, Auguste Lacour mentionne ces deux situations, celle de l'épidémie en Guadeloupe et celle du crime d'empoisonnement. 
"Tandis que les plantations de la Guadeloupe étaient ravagées par l'ouragan, ses troupeaux étaient décimés, emportés par une effroyable épizootie. Cependant elle fut moins malheureuse que quelques autres colonies ses voisines. Elle n'était pas du moins en proie à une triste et désolante pensée : elle ne supposait point que le fléau cachait un crime abominable. Dans le même temps la mort planait également sur les troupeaux de la Martinique ; mais là on s'armait contre un fait humain, le poison. Le 12 août 1822, une cour prévôtale était établie pour réprimer le crime d'empoisonnement; cette colonie eut ensuite à se défendre contre une révolte d'esclaves, qui, dans la nuit du 12 au 13 octobre, éclata sur les hauteurs du Carbet". (p. 325)
Cette peur des colons a parfois conduit à de grandes violences. Dans L'abolitioniste français (sic), l'auteur dénonce les cruautés de certains maîtres à l'encontre de leurs esclaves.
"sur le soupçon qu'un boeuf, qui venait de mourir, avait été empoisonné par un de ses nègres, ce colon fit couper la tête de l'animal et obligea l'esclave, sur qui il faisait planer le soupçon d'empoisonnement, de la porter pendant les heures de travail de l'atelier sur sa tête et sur sa poitrine, jusqu'à ce qu'elle fût en complète putréfaction. L'odeur infeste qu'elle exhalait occasionna l mort de ce malheureux." (p. 152)
Encore dans L'abolitioniste français, on trouve mention du sieur Brafin, "acquitté il y a plusieurs années en cour d’assises, où il était accusé de sévices atroces" (p. 364). L'homme avait en effet littéralement torturé plusieurs de ses esclaves, car il était persuadé que la mort de plusieurs autres sur son habitation était le fait de crime d'empoisonnement. 
La peur parfois irrationnelle des empoisonnements s'est traduite par de nombreuses exécutions en place publique. Dans son ouvrage Histoire de la Martinique..., Sidney Daney propose un état des condamnations prononcées par le tribunal spécial sur le crime d'empoisonnement. Il avait été espéré que l'existence de ce tribunal dédié, créé en 1803 par le gouverneur de la Martinique de l'époque, allait aider à endiguer les crimes d'empoisonnements. L'état des condamnations de Sidney Daney recense les dates et lieux des jugements, le nombre des condamnés, les noms des suspects qui n'ont pas été condamnés. Entre 1802 et 1810, pas moins de 26 jugements sont prononcés. Les châtiments sont à la hauteur de la crainte inspirée : 67 esclaves y perdirent la vie et 35 autres furent condamnés à des peines diverses (galères, déportation, prison à perpétuité...). 101 noms figurent encore dans la colonne des individus suspects mais non condamnés. De nombreux esclaves furent parfois condamnés simultanément, comme en 1807, où 19 esclaves de Basse-Pointe furent condamnés à mort et 9 à d'autres peines. 
Extrait de l'état des condamnations prononcées par le tribunal spécial sur le crime d'empoisonnement


Regard sur l'empoisonnement en 1838-1839 dans les îles anglaises

Dans les années 1838 et 1839, Jules Lechevalier Saint André menait une étude sur le statut de l’esclavage dans les colonies françaises au nom du Ministère français de la Marine et des Colonies. Il produisit un rapport sur les questions coloniales publié en 1844 dans lequel il recueillait les opinions de divers notables des différentes îles de la Caraïbe. Les questions abordaient des thèmes aussi variés que la religion, les mœurs, l'instruction publique, l'organisation du travail, l'agriculture, l'industrie... 
Manioc a plus particulièrement regardé les questions et réponses données pour ce qui touche à l'empoisonnement. La question est posée avec quelques variantes, mais elle se résume le plus souvent à savoir si on voyait "beaucoup d'exemple d'empoisonnement sur les maîtres, sur les esclaves entre eux, sur les bestiaux". 

Dr N. Nugent, président de l'assemble coloniale d'Antigua fut formel : 
"Avant l'émancipation, quelques nègres ont cherché à se venger en empoisonnant le bétail de leurs maîtres quelques rares exemples se sont présentés de géreurs morts de la même manière, par suite de ressentiments. Mais, depuis cette époque, les nègres ne sauraient avoir les mêmes motifs de vengeance." (p. 69)
Messieurs Howell, géreur, et David Cranstoun, administrateur, à Antigua :
"Dans ce pays-ci les personnes ont été rarement exposées aux atteintes d'un pareil crime ; mais, dans les troupeaux, la mort subite à laquelle succombaient en grand nombre les bestiaux a souvent excité des soupçons. Depuis plus de vingt ans, aucun esclave n'a été convaincu du crime d'empoisonnement sur la personne de son maître ou de quelqu'un de sa propre classe. Avant l'abolition de la traite, ces crimes n'étaient pas rares." (p. 74)
Dr J. Osborn, planteur, membre de l'assemblée coloniale pour le quartier dit Bermudian-Valley à Antigua avait un tout autre avis :
"En assez grande quantité; mais le nombre a augmenté depuis l'émancipation." (p. 77)
"(...) les maléfices et pratiques superstitieuses, comme tous les autres vices, se sont accrus au centuple depuis l'émancipation, et exercent une influence funeste sur l'esprit du peuple. Ceux qui se livrent à ces pratiques répandent les ulcères, le scorbut et toutes affections malfaisantes. C'est à tel point, que les nègres parlent ouvertement de ses sorciers (obeah-mùen)- et, pour vous intimider, vont jusqu'à citer le nom de celui avec lequel ils sont particulièrement en relation. (...)" (p. 81)
Mais Lechevallier n'hésitait pas à souligner dans le rapport que "le Dr Osborn, propriétaire de deux sucreries considérables, représente ce qu'il y a de plus exalté parmi les adversaires de l'émancipation. Des personnes appartenant à toutes les nuances d'opinion m'ont averti que ce témoignage ne pouvait pas être admis sans contrôle".  

M. Fergusson, planteur et négociant à Sainte-Lucie, répondait laconique :
"Non, surtout dans ces dernières années." (p. 93)
Enfin, M. Chamberlain Ferrral à Sainte-Croix (colonie danoise) faisait de même :
"Sont très rares ; on en entend à peine parler." (p. 107)


Le 8 février 1822, l'esclave Gertrude fut exécutée sur la place de l'église du Petit-Bourg en Guadeloupe. Elle avait été accusée de crime d'empoisonnement. Son histoire que l'on peut découvrir dans le livre d'Ary Broussillon est loin d'être un cas isolé. Comme elle,  de nombreux hommes et femmes, privés de liberté, furent condamnés à mort, suspectés d'avoir tué d'autres esclaves, des bestiaux et parfois des maîtres blancs. Avec l'abolition de l'esclavage, la crainte des colons blancs semble s'estomper, car les motifs qui pouvaient conduire les esclaves à utiliser ce moyen de résistance passent pour disparaître. Mais avant cela, dans les sources historiques, l'importance donnée au crime d'empoisonnement est à la mesure de  l'inquiétude, démesurée au regard des cas avérés.


Livres anciens sur Manioc.or


Sur Macandal (par année d'édition)

Pour aller plus loin

  • Broussillon, Ary, L' exécution de l'esclave Gertrude : l'empoisonneuse du Petit-Bourg, Abymes : Éd. Créapub, 1999.
J.P. 

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